« Zoé rentre tard.
Elle quitte son masque professionnel.
Dans la voiture, les fenêtres ouvertes, elle laisse la douceur de la fin de l’été lui caresser la peau. Sa nuque est douloureuse, usée par les trop longues heures devant l’ordinateur. La musique est forte, mais elle se moque qu’on l’entende dans la rue, c’est sa façon à elle de faire le vide. De s’évader. De laisser ses pensées vagabonder où bon leur semble.
Avant de retrouver les siens et son masque d’épouse et de mère.
*
Quelques secondes la tête renversée sur l’appuie-tête de la voiture. Quelques instants encore « entre-deux ». Ni au travail, ni à la maison. Un flou où son corps n’existe pas, où elle n’a plus de consistance, plus de rôles, de tâches. Où seul son esprit buissonnier est.
Zoé savoure ces derniers moments d’abandon avant de rassembler ses forces et poursuivre sa journée.
Dans l’entrée, elle est accueillie par les sourires et les baisers de ses enfants. Elle ferme les yeux en serrant contre elle ce qu’elle a de plus précieux, ce qu’elle a fait de plus beau dans sa vie. Ils sont magnifiques, Zoé est si fière d’eux !
Comme ils ont grandi, comme le temps passe vite. Hier encore, il lui semble qu’elle donnait naissance à l’aîné. Elle revoit ses grands yeux de nouveau-né la fixer avec cette intensité troublante, elle sent cette vague d’amour l’envahir toute entière. Moment douloureux s’il en est, une mise au monde violente, mais un lien si intense, si précieux, si rare.
Chaque naissance fut aussi pour Zoé une nouvelle source d’angoisse : la peur de mourir. La peur de ne pas être là assez longtemps pour les mettre sur la voie de leur vie d’adulte, pour les chérir, les aimer. Leur transmettre la force nécessaire pour faire face au monde hostile. Les protéger.
S’il lui arrivait quelque chose pendant leur enfance ? Que deviendraient-ils sans leur mère ? Cette crainte omniprésente, sans doute commune à tout parent, l’avait poussée à arrêter de fumer peu de temps après la naissance du benjamin. A écrire une lettre destinée à chacun de ses fils pour le cas où. Une lettre dans laquelle elle écrivait son amour infaillible, éternel. Ce sentiment animal puissant ressenti sitôt le premier regard échangé. Cet amour de femelle pour ses petits. Cet amour qui pourrait tuer pour les sauver.
Un lien si fort qu’il lui semblait peiner à trouver les mots pour le décrire. Aucun n’était assez explicite, assez beau, assez violent, pour traduire cet élan d’amour absolu.
Zoé ne croit en rien. L’idée d’un dieu n’a pas de sens pour elle. Tout au plus s’agit-il d’une croyance inventée par l’homme incapable de faire face à l’angoisse de sa propre mort. La religion n’est qu’un talisman. Comme Zoé aimerait croire elle aussi à un pouvoir magique divin qui lui permettrait de vivre après la mort, de veiller sur ses enfants et d’avoir l’assurance de les retrouver un jour !
Ils sont là à papillonner autour d’elle, et déjà elle pense à tout ce qu’il lui reste à faire avant la fin de cette journée. Elle se voûte un peu: les devoirs, le dîner, les douches des enfants, mettre un peu d’ordre, et poursuivre son travail. Des mails à trier, des cours à repenser, le budget de la formation à établir. »